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APOCALYPSE : AU MILIEU DES VITRAUX

Rédigé par Bernard Molter Publié dans #APOCALYPSE

I. LES PREMIERES QUESTIONS DE LA FILLE

La bible raconte l’histoire du salut depuis la création et la chute d’Adam et Ève jusqu’à la rédemption. Il fallait une conclusion et ouvrir une fenêtre sur l’avenir, sur les vingt-quatre dimanches pareils aux vingt-quatre vieillards de l’apocalypse qui viennent après la Pentecôte. D’où la vision de l’apôtre Jean au soir de sa vie dans son exil sur l’île de Patmos qu’il appela Apocalypse, Révélation et non pas catastrophe, comme on l’entend habituellement. Claudel préfère dire dégagement, détente ou déploiement, comme les cinq doigts de la main qui s’ouvrent ou comme la crosse enroulée de la fougère qui se dilate et se redresse quand paraît la lumière du jour. Ainsi se déroulent les événements qui préparent l’avènement final.

- Tu veux parler de la fin du monde, papa ?

- J’y vois plutôt, ma fille, quelque chose qui commence maintenant, à l’instant, qui est déjà là d’une certaine façon et qui se déploie d’un mouvement ininterrompu jusqu’à la fin qui doit venir vite, car le temps est proche. Cette génération ne passera pas, dit Notre Seigneur, avant que ces choses commencent, comme le fruit du figuier qui existe déjà dans le bourgeon ?

- Et qu’en est-il des chevaux et des trompettes, existent-ils vraiment, sont-ils de vrais chevaux, de vraies trompettes ?

- Bien sûr, ma fille, mais il faut noter, puisqu’il s’agit à la différence des autre livres de la Bible dans l’Apocalypse des choses à venir, que la réalité n’est pas encore venue fournir d’interprétation temporelle à ces figures écrites dans le ciel, nous avons affaire à des images pures et à des chiffres efficients, des symboles, que l’histoire remplit année après année. Les eaux, par exemple, y désignent les langues, les nations et les tribus, telle ville s’appelle spirituellement l’Égypte ou Babylone. J’y pense chaque fois que je récite le psaume 86 : « Pour ta gloire on parle de toi, ville de Dieu : Je cite l’Égypte et Babylone entre celles qui me connaissent. Voyez Tyr, la Philistie, l’Éthiopie, beaucoup y sont nés. Mais on appelle Sion ma mère, car tout homme y est né. »

- Combien de fois ai-je déjà entendu dire qu’elle est tombée, Babylone la Grande (Ap. 18, 2) p. 86

Il ne faut pas prendre à la lettre ce qui est écrit du soleil qui se couvre d’un sac, des sources qui se changent en sang ou des étoiles qui tombent sur terre comme les fruits d’un arbre qu’on hoche (6, 13). Ce ne sont cependant pas des images arbitraires, il y un lien profond, sacramentel entre elles et les réalités transcendantes qu’elles ont charge de représenter, comme entre le feu qui cuit la soupe et l’enfer. Tout se tient d’un bout à l’autre de la création qui est comme une étoffe indéchirable.

Comme l’indique l’ange qui a un pied sur la terre, un autre sur la mer et qui lève la main droite au ciel.

- Combien de fois dans le tonnerre et les éclairs ai-je vu tomber la grêle lourde d’un talent, et sur les labours et les plateaux balayés par le vent dans la Haute-Marne ai-je vu d’un arbre mutilé se détacher l’oiseau noir crier : Vae ! Vae ! Ou comme ça crie en grec : Ouaïe! Ouaïe!(8, 13).

- Le livre contient-il seulement des punitions et des catastrophes ? Où voit certes ici et là le ciel s’ouvrir (4, 1), l’Ancien des jours sur son trône (4, 2), l’Agneau immolé à ses pieds (5, 6), les vingt-quatre vieillards (4, 10) et les tribus prosternées; mais cela ne dure que le temps d’un éclair.

- Et il y eut, ma fille, un silence dans le ciel, environ une demi-heure (8, 1), puis « Je vis sept anges aux trompettes, cinq d’entre eux se rapportent à la chute de Lucifer : la grêle et la pluie de feu, la montagne qu’on précipite dans la mer, la projection de l’étoile Absinthe qui empoisonne les eaux, l’obscurcissement des luminaires célestes, en attendant que s’ouvre le puits de l’Abîme et qu’il vomisse sur le monde des tourbillons de sauterelles, à leur tête Abaddôn (9, 11) qui se traduit par Exterminateur. Il semble bien qu’il s’agit de Lucifer, le prince de la lumière dont il dit dans l’Évangile : « J’ai vu Satan tomber du ciel comme un éclair » (Luc 10, 18). Et tandis que je cherchais à comprendre ce que signifiait cette chute de Satan, j’ai cherché dans Origène quelques éclaircissements - mes amis, les Jésuites de Fourvière qui étaient en train de découvrir les richesses cachées des Pères de l’Eglise m’avaient guidé dans cette recherche. Surprise! j’y ai trouvé chez ce théologien d’Alexandrie qui écrivait dans la première moitié du IIIe siècle exactement ce qui me comblait de joie. Avant la création du monde, explique-t-il, tous les êtres existaient en tant que pures créatures spirituelles - les démons, les âmes et les anges. Lucifer en s’opposant à Dieu et en cherchant son indépendance fut éloigné de Dieu; il tomba hors de la sphère divine, ce qu’on appelle la chute, et entraîna toutes les autres puissances. Les unes qui avaient beaucoup péché devinrent les démons, d’autres qui avaient moins péché, les anges; d’autres encore moins, les archanges. Celles qui se situaient entre les deux, qui n’avaient pas commis de péché assez grave pour devenir démons, ni assez léger pour être comptées au nombre des anges, Dieu leur a préparé le monde présent et a lié leurs âmes à des corps pour leur châtiment : c’est nous, les hommes, et la chute tout-à-coup qui trace un long sillon dans le ciel comme un météore en fuite hors de la planète enfermée dans son office circulaire me rappelle le mot fameux du Christ en saint Luc cité plus haut : « J’ai vu Satan tomber… » N’y a-t-il pas là quelque chose qui te rappelle le coucou qui se trouvait dans notre résidence d’Hostel, le poids qui entraînait par son mouvement tout le mécanisme et que grand-père remontait chaque dimanche ? Ou encore le forçat dans sa roue à échelons qui travaille à faire remonter l’eau ? J’y vois volontiers comme une image du principe de Carnot qu’on appelle la dégradation universelle de la nature, la perte graduelle d’énergie ou encore l’entropie ?

- Comme la chute de Satan a été le premier événement hors du cercle divin, poursuit la fille, c’est donc elle qui inaugure l’histoire du monde, la série des événements enfilés sur un trait continu qui se suivent.

- Ou, ajoute le père, comme la plume du scribe du psaume 44, 2 qui écrit rapidement ou, pour utiliser une image plus actuelle, celle du tracé en zigzague de l’électrocardiogramme qui s’inscrit sur une feuille de calcul et indique les variations de l’activité électrique du cœur.

- Je préfère, papa, l’image du fleuve, elle est plus vivante, le fleuve qui revient à plusieurs reprises dans le texte, il fait tourner à moindre fais les roues à aubes des moulins - il est vrai que les forçats travaillaient pour rien!. Mais encore une question, papa, que viennent faire les sauterelles dévoratrices qui montent avec la fumée du puits de l’abîme en 9, 6 ?

- J’aime y voir, ma fille, l’image des mauvaises pensées et la passion de l’analyse acharnée sur elle-même, l’âme retournée en soi qui se regarde et se ronge. Puis tu vois le désastre du ciel, le soleil et la lune qui s’obscurcissent, les étoiles qui tombent comme des figues malades : dans ce formidable événement s’inaugure l’histoire du monde. Écoute ces quelques versets du chapitre XVIII de l’Apocalypse, les tout premiers et le dernier :

« Après cela je vis un autre ange qui descendait du ciel et rayonnait une telle puissance que la terre était illuminée par sa gloire. Il cria d’une voix puissante : “Elle est tombée ! Elle est tombée, Babylone la Grande ! Elle est devenue une demeure de démons, un abri pour tout esprit impur, un repaire d’oiseaux impurs et indésirables. Toutes les nations s’enivraient de sa luxure effrénée, les rois de la terre couchaient avec elle, les marchands de la terre se sont enrichis avec elle, tant elle savait dépenser (…). Babylone a été punie parce qu’on a trouvé chez elle le sang des prophètes, des saints, de tous ceux qui furent massacrés sur cette terre.»

Tout cela se trouve déjà dans Ézéchiel XXVII-XXVIII et dans Isaïe XIV, 12-19 dont je ne lirai que quelques rapides extraits. D’abord contre Tyr :

« Une parole de Yahvé me fut adressée : “Fils d’homme, prononce donc une lamentation sur Tyr. Tu diras à Tyr, la ville installée au débouché des mers, le grand marché des peuples et des îles sans nombre : Parole de Yahvé ! Ne disais-tu pas, Tyr : Je suis parfaitement belle. Tu n’avais de frontières que les mers, et tes bâtisseurs t’avaient voulue très belle. Ils avaient tiré des cyprès de Sénir les planches de tes bordages, ils avaient pris ton mât dans un cèdre du Liban, et tes rames, dans les chênes du Bashan ; ton pont était de cèdre des îles de Kittim, incrusté d’ivoire (). Et voilà que s’enfoncent, au cœur des mers, tes richesses, tes marchandises et tout ce que tu portes : marins et matelots, charpentiers de marine, commerçants, hommes de guerre et passagers : c’est le naufrage ! » (Ez. 27, verset 3 et 27)

Ou contre Sidon, ville phénicienne qui a participé à la ruine de Juda :

« Grâce à ton intelligence, grâce à tes affaires, ta richesse s’est accrue, et l’orgueil t’est venu à la mesure de ta richesse ( …). C’est pourquoi, voici ce que dit Yahvé à celui qui se prend pour Dieu : Je fais venir contre toi des étrangers, les tombeurs des peuples ; leur épée va se mesurer avec ta belle culture, ils piétineront ta gloire » (28, 5-7).

Et voici Isaïe; il s’en prend à Babylone devenue dans l’Apocalypse le symbole de la corruption universelle :

« C’est bien toi qui disais : Je monterai jusqu’au ciel, je placerai mon trône plus haut que les étoiles de Dieu. Je siégerai sur la montagne du Rendez-Vous, aux frontières de l’horizon. °14 Je monterai par-dessus les nuages et je serai l’égal du Très-Haut. Mais te voici descendu au séjour des morts, au plus profond de la fosse » (14, 13-15).

Lis ce dernier passage, il est intéressant ; on y voit toute l’histoire du monde relue du dedans par des figures, des symboles efficients et des chiffres explicateurs, ils se rattachent tous à Satan ou Lucifer qui est précisément, le Prince lumineux, l’Explicateur, l’oiseau du matin, le garde des sceaux, le fondé de pouvoirs à qui Dieu avait confié le gouvernement du monde (p. 18-19). Ainsi les catastrophes seraient comme des reprises, des répétitions de ce qui s’est passé aux origines, lors de la chute primordiale, comme des échos qui se prolongent d’âge en âge jusqu’au jugement final : tels la chute d’Adam et Eve, le déluge, la captivité d’Egypte et de Babylone, l’apostasie des Juifs, le schisme grec, le mahométisme, le protestantisme, le bolchévisme et un tas d’événements à l’intérieur de la vie de chaque particulier. Autant de sceaux qui sautent successivement, autant de révoltes que le monde couve et mûrit à l’image de la révolte de l’ange et de la cité qu’il a essayé et continue d’essayer de constituer contre Dieu. On peut deviner les désordres qu’a entraînés en s’arrachant à sa place l’étoile luciférienne qui était le rouage essentiel de l’œuvre divine ; la troisième partie du ciel est touchée avec Satan et autant fut détruit sur terre et dans les eaux. Alors l’Ange que le visionnaire a vu débout, un pied sur la mer, l’autre sur la terre, jura par Celui qui vit dans les siècles des siècles : « Plus de temps ! » Non pas plus de délai, comme on traduit d’habitude dans les bibles, mais plus de temps, car il aura disparu le temps lorsque se manifestera ce qu’il est en vérité, le temps ; il est affecté de l’indice d’éternité, il n’existe que sur fond d’éternité, comme porté par un acte qui transcende le temps, lui échappe dans le jaillissement du présent qui unifie le passé et l’avenir ; il n’y a de temps que pour un esprit enraciné dans l’éternité. Telle est notre conscience et telle est l’Eglise, la présence de l’éternité dans le temps que Satan, précisément lui voudrait arracher à l’éternité, comme le fleuve qui poursuit la femme grosse de son fruit, c’est-à-dire l’Eglise ; il essaie de l’engloutir (12, 15), mais il est pris au piège et englouti lui-même. Le voilà le fleuve de l’Apocalypse dont le cours tranquille est interrompu de temps en temps par des cataractes. Une course poursuite de l’éternité.

- Par des cataractes ou des catastrophes ; vois ce qui se passe actuellement au Japon avec le séisme comme on n’en a jamais vu et le tsunami qui a ravagé la région de Sendai et les réacteurs de la centrale nucléaire qui risquent en ce jour, le 17 mars 2011, d’exploser et annoncent le pire.

- Eh oui, ma fille, nous voici rappelés à notre condition de créature. Nul sur terre n’est à l’abri du l’abîme, de l’en-bas, reflet ou copie à rebours de l’en-haut. Tu connais le chant : La mer qu’on voit danser le long des golfes clairs a des reflets d’argent..

- La mer reflète où se réfléchit la lumière du jour. Le même verbe réfléchir signifie à la fois reflet et la réflexion.

- Comme tu es drôle, papa, tu passes d’une chose à une autre.

- Oui, une chose en amène une autre. Au hasard. Comme une cage d’oiseaux. Ouvrez la porte et vos idées s’envolent toutes de tous côtés toutes à la fois. Tu les suis et tu verras qu’après avoir tourbillonné un peu, elles s’orientent et finissent par s‘assembler et voler ensemble.

- Voici donc la mer qui tient une si grande place dans l’Apocalypse (4, 6 ;13, 1…) et aussi Babylone et ses navires (18, 11.19.21).

- Et là je vois surgir les grandes apparitions de femmes et d’animaux qui font le milieu du livre, les célestes et les infernales. La femme revêtue de soleil et l’autre assise sur la bête écarlate remplie de noms de blasphème, la prostituée fameuse « assise au bord des grandes eaux », sur le front de qui on lit le mot « mystère ».

- Qui est la bête, papa ?

- Écoute bien : elle était et n’est plus (17, 8), dit le texte, on a déjà entendu ces mots à propos du roi de Tyr, avec sept têtes et dix cornes. Les sept têtes représentent l’Antéchrist si l’on remarque que dans l’histoire de l’Ancien Israël se manifeste une hostilité que les prophètes attribuent à l’œuvre de Satan qui devait s’incarner dans un être particulièrement impie et en qui il n’est pas difficile de reconnaître la puissance romaine. Rome, précisément la ville aux sept collines. Quant aux dix cornes, j’y vois des émissions de substance et de lumière comme celles qui s’échappaient du front de Moïse. C’est pourquoi les diables ou anges déchus portent les cornes.

- Et les animaux autour de l’agneau au nombre de quatre, comme chez Ezéchiel, le taureau, le bœuf, l’aigle et l’ange. J’y pense, comment représenter tout cela ?

- Cela est très difficile. Par exemple les robes tachetées qui désignent les incessantes variations de l’erreur, le vrai mélangé avec le faux. Et les diverses face de la Bête qui sort de la mer la gueule de lion et de panthère ?.

- Et les pieds d’ours, papa, pourquoi des pieds d’ours ?

- Les chérubins d’Ézéchiel ont de pieds de veau, ce sont des pieds ronds, en réalité des pivots, comme les rubis d’une montre indiquant la révolution sur soi des esprits avec leurs quatre faces. L’ange du chapitre X a des pieds comme des colonnes de feu. Ainsi les pieds d’ours sont ronds, ils ont en outre cinq ongles crochus qui s’enfoncent puissamment dans la terre : l’ours une sorte de caricature de l’homme quand il se tient debout dans sa masse maladroite et qu’il se dodine.

La prostituée écarlate inutile d’en parler, elle est l’orgueil humain. Vois Jézabel, Hérodiade, Frédégonde, la Reine Elisabeth, l’impératrice Catherine, la déesse Raison, George Sand !

- On dirait que tu en veux à George Sand. Moi je l’aime bien. Elle a fait au pensionnat des Sœurs anglaises une expérience spirituelle forte qui l’a marquée au fer rouge et que l’on retrouve dans ses romans et jusqu’au prêtre qu’elle appelle au jour de sa mort.

- Je crois ma fille que tu finiras par me convertir !

Et les sept montagnes, ce sont les cornes de la terre, les mitres de l’enfer, les élévations stériles de l’esprit humain, la hauteur de ce qui est bas.

On dit que les sept montagnes sont aussi les sept têtes et les sept rois et on en donne des explications historiques. Les cinq têtes par exemple seraient celles des empires périmés, celle qui est visible maintenant est l’empire romain, celle qui viendra, l’Antéchrist. Les dix rois seraient les familles des nations, royaumes et principautés historiques qui ont succédé aux grands empires.

Mais tu sais bien, ma fille, que je n’ai aucun goût pour ces interprétations étroites. Pour moi, elles s’appliquent toutes ensemble à tous les temps et donnent une valeur d’emblème aux monuments : qui surgissent derrière nous hors les sables de l’histoire. Ainsi les quatre animaux en Daniel le lion, l’ours, le léopard et le dernier qui n’est caractérisé que par ses dents de feu, pourquoi ne représenteraient-ils pas les quatre formes principales de gouvernement : théocratique, despotique, démocratique et industrielle. La Bible quand elle raconte une histoire concerne toujours l’actualité, de même elle ne fait jamais que d’écrire seulement le passé, on peut toujours y lire ce qui se passe aujourd’hui et ce qui sera demain.

- Et la bête guérie du chapitre XIII quelle est-elle ?

- Je n’en sais rien, ma fille, elle me rappelle en tous cas le serpent du paradis terrestre que le talon de la femme a écrasé. Quant aux sept montagnes, tu me poseras certainement des questions à leur propos. Il en a déjà été question ; elles concernent à mon avis la partie de l’humanité qui intéresse l’Eglise, comme les montagnes « typiques » qui donnent sens à des paysages distinctifs. Comme dans mon adolescence, quand j’allais chez l’oncle curé à Château-Voué quand la montagne de Nébing surgissait à l’horizon, mon cœur bondissait : « Ah, disais-je, Château-Voué n’est plus trop loin ! Ou encore quand en cas de beau temps le Donon se montrait à l’horizon, j’étais heureux, je me voyais dans ce vaste paysage, j’étais chez moi. Dans le paradis ou dans l’Eglise.

Tout ce que nos venons de dire jusqu’ici se passe sur terre, mais le ciel, quand le verrons-nous, quand s’ouvrira-t-il pour nous ?

- Prends le début du chapitre IV, ma fille, qu’est-ce que tu lis ?

- J’eus ensuite une autre vision, écrit Jean, et je vis une porte ouverte sur le ciel.

- Et qu’est-ce que tu vois à travers la porte ouverte ?

- Là, dans le ciel, se trouvait un trône. Sur ce trône quelqu’un était assis ; son visage avait un éclat semblable à celui des pierres précieuses de jaspe et de sardoine…

Que d’évocations ! Je pense au chemin de Compostelle quand je traversais les vignes du côté de Bergerac, une dame derrière une haute haie me fit signe et m’interpella : Hé ! pèlerin, avez-vous un peu de temps pour signer le livre d’or, je m’arrêtai et m’assis avec elle sous la tonnelle et nous parlâmes longuement, j’avais le temps, elle aussi; je sus l’essentiel de son histoire ; elle était paysanne, veuve, cultivait une petite vigne. Elle m’invita à rendre visite à une voisine, une dame âgée, à prier avec elle. Puis elle me fit à manger. Et là se produisit le miracle. Elle me parla de la préhistoire, nous étions dans des lieux où vivaient nos ancêtres du Magdalénien, elle s’est intéressée sa vie durant à ramasser les vestiges de ce lointain passé. Je voyais de la place à table où j’étais assis une armoire vitrine pleine de pierres taillées. Les outils qu’au fil des ans j’ai pu recueillir !

Connaissez-vous l’obsidienne ? demandai-je. – L’obsidienne ? Elle me regarda d’un œil pétillant, intelligent. Bien sûr! Fit-elle, j’en ai ramassé plusieurs exemplaires. Attendez un moment. Elle disparut et en revenant, elle me dit en me tendant une main : Tenez, voici une obsidienne, elle est pour vous. Une petite pierre qui me rappelait le livre de Malraux Tête d’obsidienne et que je cherchais à voir depuis si longtemps. Pour moi elle était aussi précieuse que la sardoine et le jaspe du visage de ce Quelqu’un qui était assis sur le trône du ciel.
Mais revenons à notre texte. Ici, des coupes foudroyantes et confuses nous sont livrées sur le mécanisme sacré de l’arrière monde. On voit la hiérarchie. Les anges y exercent des espèces de fonction de diacres et de sous-diacres ; ils se détachent de la masse des officiants, comme à la messe on voit le diacre encenser l’évangéliaire, puis le prêtre faire le tour de l’autel et embaumer l’église de la bonne odeur orientale, et les vases sacrés que les officiants se passent l’un à l’autre. Nus sommes au cœur de l’histoire humaine. Jean décrit même le costume des anges ; ils portent des robes de lin blancs et des ceintures d’or sur la poitrine.

- Et il y a les trompettes, papa.

- Ah ma fille, chaque matin la cloche de l’église où je me rends pour la messe me fait frémir, j’y entends l’écho tremblant des formidables clairons que sonnent les anges de l‘Apocalypse.

Ici s’arrête le chapitre I du livre de Claudel.

II. DU TEMPS ET DE L’ETERNITE

Le dialogue reprend aux vacances scolaires et la fille en profite pour reprendre avec son père le commentaire du livre. Elle se souvient des vitraux de La Ferté Milon, de la Famine sur son cheval noir, secouant sauvagement les balances, de la mort avec la faux au grand galop sur son cheval pourri, les papes et les empereurs ressuscitant sur un sol semé de tiares et de couronnes, les anges avec leurs joues gonflées soufflant dans de longues trompettes.

- Que représentent ces chevaux, papa ?

Le père fatigué la renvoie à l’une de ces Bibles modernes, comme en fabriquent les protestants, pleines d’images sérieuses et de documents instructifs où elle trouverait réponse à toutes ses questions.. Mais ce n’est pas cela qu’elle cherche :

- Je n’ouvre pas la Bible, ma fille, pour y trouver des renseignements sur l’histoire naturelles, la grammaire, la géométrie et la civilisation des Égyptiens. La Bible n’a pas été écrite pour nous renseigner sur les Hittites et sur les Amorrhéens, elle a été écrite pour parler de Dieu à l’homme ; elle contient sous de figures et des faits un enseignement dont il s’agit de capter le sens.

- Tu as bien compris, ma fille, elle est un livre d’images qui indique la révélation suprême de Notre Seigneur.

- Alors parle-moi de la demi-heure de silence à la levée du septième sceau.

- Le temps s’interrompt, c’est une sorte de déhiscence du temps ; il s’ouvre sur l’éternité, comme s’ouvre le repos sur le travail du sixième jour.

- Et l’hérésie de Nicolaïtes ? Est-ce qu’ils ont un rapport quelconque avec saint Nicolas qui parcourt chaque année la Lorraine sur son âne gris ?

- Tu confonds avec l’histoire de Balaam que tu trouves dans le message à l’Église de Smyrne en 2, 14. Ici rien de tel. C’est plutôt quelque chose dans le genre d’Ernest Renan et de toutes ces espèces de gens du monde et de faux artistes qui prétendent qu’il n’y a pas de morale ni de péché et que le bien est notre plaisir. Mais nous voilà pris dans les sept messages que Jean est invité à transmettre aux sept Églises.

- J’aime les promesses que contiennent les lettres que le Fils d’homme sous les chandeliers a envoyées aux Églises d’Asie mineure…

- Il faut y inclure aussi l’Église universelle.

- J’entends bien, papa, mais laisse-moi te dire les promesses, je les trouve si belles. A l’évêque d’Éphèse d’abord : « Que celui qui a des oreilles écoute ce que l’Esprit dit aux Églises : Le vainqueur, je lui ferai manger du fruit de l’arbre de vie qui est dans le paradis de Dieu » (2, 7). J’y vois, papa, comme un contrepoison au fruit défendu qu’ont mangé nos premiers parents et qui leur a été fatal ainsi qu’à toute la suite de l’humanité.

- Je t’écoute, ma fille.

- Vient ensuite l’Évêque de Smyrne : « Reste fidèle jusqu’à la mort et je te donnerai la couronne de vie. Que celui qui a des oreilles écoute ce que dit l’Esprit aux Églises : “Le vainqueur n’aura pas à souffrir de la seconde mort” ». (2, 10-11). Comment ne pas voir dans la couronne, la victoire de la foi sur tous les mensonges du monde. Puis à celui de Pergame : « Que celui qui a des oreilles écoute ce que l’Esprit dit aux Églises : “Le vainqueur, je lui donnerai la manne cachée ; je lui donnerai un caillou blanc, et sur le caillou est gravé un nom nouveau que seul connaît celui qui le reçoit” » (2, 17).La manne cachée ou l’eucharistie par laquelle notre vie se nourrit de Dieu et Dieu nous reconnaît, comme par une pierre blanche.

- Que de puissantes métaphores ma fille !

- A l’Évêque de Thyatire : « Le vainqueur, celui qui aura gardé mes commandements jusqu’au bout, je lui donnerai autorité sur les nations pour qu’il les mène avec une baguette de fer et qu’il les brise comme vases de terre : c’est le pouvoir que j’ai reçu de mon Père. Et je lui donnerai l’étoile du matin - ou l’éclat du paradis au matin de sa splendeur originelle. Que celui qui a des oreilles écoute ce que l’Esprit dit aux Églises ! » (2, 26-28). A celui de Sardes : « Le vainqueur portera ce vêtement blanc - ou l’habit de la fête. Jamais je n’effacerai son nom du livre de vie ; je proclamerai bien sûr son nom, devant mon Père et devant ses anges. Que celui qui a des oreilles écoute ce que l’Esprit dit aux Églises ! 3, 5-6). A celui de Philadelphie : « Le vainqueur, je le placerai comme une colonne dans le Temple de mon Dieu, de sorte qu’on ne puisse l’en retirer. Je graverai sur lui le nom de mon Dieu et le nom de la cité de mon Dieu, la nouvelle Jérusalem qui descend du Ciel d’auprès de mon Dieu, ainsi que mon nom nouveau. Que celui qui a des oreilles écoute ce que l’Esprit dit aux Églises ! » 3, 12-13). A celui de Laodicée : « Me voilà devant la porte et je frappe ; celui qui entend ma voix et ouvre la porte, j’entrerai chez lui et je mangerai avec lui, et lui avec moi. Le vainqueur, je le ferai asseoir avec moi sur mon trône, tout comme moi après ma victoire je me suis assis avec mon père sur son trône. Que celui qui a des oreilles écoute ce que l’Esprit dit aux Églises ! (3, 20-22).

- Explique-moi maintenant, papa, ce que veut dire la sonnerie de la première trompette au chapitre VIII : « Coup de trompette du premier ange ! Du feu et de la grêle mêlés de sang tombent sur la terre ; le tiers de la surface de la terre en est brûlée, un tiers des arbres sont brûlés, et toute l’herbe verte est brûlée. » Quelle est la grêle et le sang ?

- La grêle qui tombe du ciel en grands durs représente les anges déchus, mélangés de feu et de sang.

- Je m’en souviendrai, papa, pour la grêle, quand j’entendrai les gros berlingots taper contre la vitre. Et maintenant le sang …

- Il est l’eau intérieure chargée de détacher de notre corps les éléments usés et de puiser sur l’autel de nos poumons, entretenu par cet apport incessant, un feu lumineux qui porte à l’ensemble de nos organes le pouls unifiant de la vie. Quant à l’eau qui se change en sang, c’est un phénomène de circulation brisé. Quand Satan creva par le milieu il y eut une espèce d’hémorragie dans le ciel qui causa, nous dit le verset 9, la mort du tiers des êtres vivants qui sont dans la mer.

- On trouve à peu près la même chose au verset 7, quand il est dit qu’il y eut dans les étages supérieurs comme une explosion de gaz et que la troisième partie de la terre et des arbres passa au feu et que toute la verdure fut carbonisée.

- Tu m’entraînes, ma fille , à des réflexions dont j’aurais voulu me garder. Il me semble lire dans cette grêle et ce feu qui tombèrent du ciel que Satan fut projeté du ciel sur la terre, qu’il passa de quelque chose où il était, je ne dis pas un lieu, à quelque chose, cette fois c’est l’Écriture elle-même qui dit un lieu, où il n’était pas auparavant.

- Satan serait-il tombé hors du ciel…?

- Oui, ma fille, ici il faut que je te cite un Père de l’Église, Origène, et que je le cite longuement car il dit des choses qui me paraissent intéressantes :

"Lorsque nous disons que le mondé, disposé dans sa variété, a été fait par Dieu que nous affirmons bon et juste, beaucoup ont coutume de nous faire une objection (et ceux-là surtout qui, appartenant à 1’école de Basilide. de Valentin et de Marcion, affirment qu’il y a diverses natures d’âmes) : comment convient-il à la justice de Dieu créant le mondé de donner aux uns une demeure dans les cieux et non seulement de leur donner une demeure meilleure, mais de leur accorder, un rang, supérieur donnant aux uns le principat, à l'autre lès pouvoirs,, à d'autres les domi­nations, à d'autres encore les sièges importants des tribunaux célestes, à d'autres de briller de l'éclat étincelant des étoiles. Et pour le dire en un mot, si ne manquent au dieu créateur ni la volonté ni la puissance d'accomplir une oeuvre bonne, quelle peut être la cause pour laquelle créant des natures spirituelbles, il établisse les unes dans un degré plus élevé, les autres dans des degrés inférieurs" ?

- Où est la réponse à ma question ?

- Tu es trop impatiente, ma fille; permets que je cite encore Origène; il dit mieux que je ne saurais le faire mon idée :

«Au commencement, avant les siècles, toutes les créatures étaient pures, les démons, les âmes et les anges; ils servaient Dieu et ac­complissaient ses commandements. Le diable qui était l’un d'eux,, ayant le libre ar­bitre, voulut s'opposer à Dieu et Dieu le rejeta. Toutes les autres puissances tom­bèrent avec lui; les unes ayant beaucoup péché devinrent des démons, les autres moins, des anges, les autres encore moins, des, archanges ; et ainsi chacun obtint son lot selon sa propre faute. Restaient les âmes qui n'avaient pas assez péché pour devenir des démons ni n'étaient assez légères pour être des anges; Dieu a donc fait le monde présent et lié l'âme au corps pour la punir. Ce n'est pas, en effet, parce que Dieu regarde aux personnes qu'il a fait de toutes les créatures spirituelles qui étaient d'une seule nature l'une un démon,, l'autre un ange, l'autre un homme, maïs selon le péché de chacune. S'il n'en était pas ainsi, et si les âmes ne préexistaient pas, comment trouverions-nous certains aveugles de naissance sans avoir péché et d'autres n'ayant rien fait de mal.»

J’ai trouvé ce texte lumineux et je n’ai rien à y ajouter. Sinon ceci que tu as lu dans le texte de l’Apocalypse, tout le début du chapitre IX. Voudrais-tu le lire à haute voix ?

Elle cherche le passage en question et commence la lecture :

« Puis le cinquième ange sonna de la trompette : « J’ai vu un astre du ciel qui tombait sur la terre. On lui a donné la clé du puits de l’Abîme. Voilà qu’il l’ouvre et que du puits sort de la fumée, comme celle d’une énorme fournaise, le soleil et l’atmosphère en sont obscurcis. De la fumée sortent des sauterelles qui se répandent sur la terre, aussi dangereuses que les scorpions de la terre, et on leur donne l’ordre de s’attaquer, non pas à l’herbe des champs ni à la verdure ni aux arbres, mais aux personnes qui n’ont pas sur leur front la marque du Dieu vivant. Elles ne vont pas les tuer mais les tourmenter terriblement durant cinq mois. Ces gens-là vont souffrir comme on souffre après une piqûre de scorpion. En ces jours-là les hommes chercheront la mort et elle ne viendra pas; ils auront beau vouloir mourir, la mort leur échappera. Ces sauterelles ont l’allure de chevaux équipés pour la guerre. Elles ont, semble-t-il, des couronnes d’or sur la tête ; leur visage est un visage humain, leur chevelure est comme une chevelure de femmes et elles ont des dents de lion ; elles portent des cuirasses métalliques. Leurs ailes font le même bruit qu’une armée de chars avec leurs chevaux quand ils se lancent à l’attaque. Leur queue est comme celle des scorpions, avec un aiguillon, et c’est leur queue qui est dangereuse et qui fait souffrir les gens durant cinq mois. Elles ont pour roi l’ange de l’abîme qu’on appelle en hébreu Abaddon, et en grec Apollyon, Perdition en français » (9, 1-12). »

- Je vois, papa, Satan dans l’étoile tombée sur terre et à qui fut donné la clé de l’abîme.

- N’est-ce pas ce que le Christ dit très clairement à ses disciples : « J’ai vu Satan qui tombait du ciel comme un éclair » Luc (10, 18). Tu te souviens du coucou d’Hostel; c’est le poids au bout d’une chaîne qui faisait marcher tout le système de l’horloge. Ainsi Satan. Dans sa chute il a mis en branle tout le système du monde. Avant lui tout se passait dans la cour céleste; il n’y avait pas de temps. Dans sa révolte contre Dieu il a provoqué le surgissement du temps, inaugurant l’histoire du monde avec la série des événements qui se suivent comme enfilés sur un trait et des catastrophes qui se répondent à la façon de la plume d’un scribe avançant ligne par ligne avec les traits verticaux des consonnes et les arrondis des voyelles.

- Et pourquoi pas comme les graphiques des encéphalogrammes qu’on voit dans les hôpitaux au chevet de certains malades ?

- Et maintenant lis le verset 6 du chapitre X.

La fille ouvrit le livre et à voix basse. Très vite elle comprit qu’il fallait commencer avec le début du chapitre.

- Voici ce qui est écrit :

« Je vis alors un autre ange formidable qui descendait du ciel. D’un nuage il s’était fait son manteau, un arc-en-ciel entourait sa tête, son visage était comme le soleil, et ses pieds, comme des colonnes de feu. Il tenait à la main un petit livre ouvert. Il posa son pied droit sur la mer, son pied gauche sur le continent, et il poussa un cri terrible, un vrai rugissement de lion. À ce cri les sept tonnerres firent entendre leurs voix. Je voulus mettre par écrit le message des sept tonnerres, mais une voix venue du ciel me dit : “Garde secret le message des sept tonnerres, n’écris rien.” L’ange que je voyais planté sur la mer et sur le continent leva alors sa main droite vers le ciel pour faire un serment. Invoquant le Dieu qui vit pour les siècles des siècles et qui a formé le ciel avec ce qu’il contient, la terre avec ce qui s’y trouve, les mers avec ce qu’elles renferment, il affirma qu’il n’y aurait plus de délai…

- Stop, fit le père. Tu lis « délai », et c’est-ce qu’on trouve écrit dans toutes les bibles, mais regarde le grec? Le père chercha le texte grec. Regarde, que lis-tu ?

- Je lis « chronos ». Tu as raison, papa, il faut traduire : «il (l’ange) affirma qu’il n’y aura plus de temps ».

- Ce n’est tout de même pas pareil de dire qu’il n’y aura plus de délai que de dire n’y aura plus de temps.

- Tu as raison… Maintenant, je comprends les derniers chapitres de l’Apocalypse : la fin du monde ni son origine ne trouvent leur raison d’être en ce monde-ci, mais dans l’autre dans l’autre, celui d‘en haut. Permets que je lise :

« Alors j’ai vu un ciel nouveau et une terre nouvelle, puisque le premier ciel et la première terre avaient disparu ; il n’y a plus de mer. J’ai vu la Cité sainte, Jérusalem, qui descendait du ciel, d’auprès de Dieu, toute parée comme la fiancée qui se fait belle pour son époux. Et j’ai entendu une voix puissante qui sortait du trône. Elle disait : “Voici la tente de Dieu au milieu des hommes ; il aura chez eux sa demeure et ils seront son peuple, et lui, Dieu, sera Dieu-avec-eux. Il essuiera toute larme de leurs yeux ; il n’y aura plus de mort désormais, plus de deuil, de cris ou de peines, car les premières choses ont disparu.” Celui qui siège sur le trône déclara : “Voici que je fais toutes choses nouvelles.” Il me dit : “Écris que ces paroles sont vraies et dignes de foi” (21, 1-5).

Je me souviens des vitraux de La Ferté Milon que tu nous as montrés, ceux qui illustrent l’Apocalypse; on voit partout le ciel, dans chaque panneau; il y ce qui se passe sur terre et au-dessus ce qui se passe au ciel; on dirait même que la terre et tout ce qu’y s’y passe n’existe que dans son ouverture au ciel. Le jaune du ciel, là où se trouve le trône et Celui qui y est assis, devant lui l’Agneau avec les quatre être vivants, les vingt-quatre vieillards.

III. DIALOGUE AUTOUR DE TEILHARD DE CHARDIN

- N’aie pas peur, ma fille, de prononcer le mot éternité. Comment veux-tu que ce temps-ci produise le temps ou que le monde produise le monde ? Ce qui relève de l’espace et du temps renvoie à l’éternité. Il n’est pas nécessaire pour comprendre cela d’être un grand philosophe; le bon sens y suffit. Peut-être un peu de sagesse aussi. Autrefois j’ai réfléchi à ces questions, dans les années qui ont suivi ma découverte de Dieu. Au temps de ma jeunesse, et encore aujourd’hui, le monde a cédé à l’illusion matérialiste et à regarder comme plus réels les éléments de l’analyse que les termesVBG de la synthèse et qu’avec la découverte du temps l’esprit se dissolvait dans des flots de particules matérielles : plus d’esprit, pensait-on, rien que de la matière. Mais voici que je parle comme le Père Teilhard de Chardin, qui n’est pourtant pas mon maître à penser!

- J’aime cependant le texte de lui que tu m’as donné à lire l’autre jour, son Credo ou Comment je crois. Il y explique que le courant ces derniers temps se serait inversé et que l’on considère à présent que l’Esprit précède la matière. J’aimerais te lire ce passage que tu as certainement remarqué où il raconte comment lui-même s’est « converti » en étudiant le « fait humain » :

« Chose étrange. L'Homme, centre et créateur de toute science, est le seul objet que notre science n'ait pas encore réussi à envelopper dans une repré­sentation homogène de l'Univers. Nous connaissons l'histoire de ses os. Mais, pour son intelligence réfléchie, il n'y a pas encore de place régulière trouvée dans la Nature. Au milieu d'un Cosmos où le primat est encore laissé aux mécanismes et au hasard, la Pensée, ce phénomène formidable qui a révo­lutionné la Terre et se mesure avec le Monde, fait toujours figure d'inexplicable anomalie. L'Homme, dans ce qu'il a de plus humain, demeure une monstrueuse et encombrante réussite.

C'est pour échapper à ce paradoxe que je me suis décidé à renverser les éléments du problème. Exprimé en partant de la Matière, l'Homme devenait l'inconnue d'une fonction inso­luble. Pourquoi ne pas le poser en terme connu du Réel? L'Homme semble une exception. Pourquoi ne pas en faire la clef de l'Univers? L'homme refuse de se laisser forcer dans une cosmogonie mécaniciste. Pourquoi ne pas édifier une Physique à partir de l'Esprit ? —J'ai essayé, pour mon compte, cette marche du problème. Et tout de suite il m'a semblé que la Réalité vaincue tombait dénouée à mes pieds… » (Comment je crois, dans Œuvres complètes, éd. du Seuil, tome 10).

- Un moment, ma fille. N’y a-t-il pas une note à cet endroit ?

- Oui.

- Peux-tu la lire ?

- Bien sûr. Voici :

« Pour accomplir ce geste si simple, mais libérateur, il faut évidemment surmonter l'illusion de la Quantité : l'Homme paraît dérisoirement perdu et accidentel dans les immensités sidérales. Mais n'en est-il pas de même du radium par qui se sont renouvelées nos perspectives de la matière? Il faut aussi surmonter l'illusion de^ la fragilité : dernier venu parmi les animaux, l'Homme ne semble supporté dans le Monde que par une pyra­mide de circonstances exceptionnelles : mais l'histoire de la Terre n'est-elle pas là tout entière pour nous assurer que rien ne progresse plus infailliblement dans la Nature que les improbables synthèses de la Vie? Il faut enfin ne pas se laisser intimider par le reproche d'anthropocentrisme : on déclare enfantin et vaniteux pour l'Homme de résoudre le Monde par rapport à lui-même. Mais n'est-ce pas une vérité scientifique que, dans le champ de nôtre expérience, il n'y a de pensée que la pensée humaine? Est-ce de notre faute si nous coïncidons avec l'axe des choses? Et peut-il du reste en être autrement, puisque nous sommes intelligents? »

- Tu n’es pas sans ignorer, ma fille, que je ne partage pas, loin de là, tout ce que ce savant Père Jésuite dit sur l’évolution du monde et que le transformisme me paraît l’une des pires hérésies des temps modernes, mais tout ne me déplaît pas chez lui. La page qui suit immédiatement ce que tu viens de lire me parait du plus haut intérêt; je crois même que ne suis pas loin de penser actuellement que Teilhard a raison malgré toutes les objections qui se lèvent en moi contre ses idées. Il est vrai que suite à de multiples tâtonnements organiques, l’homme

« cesse d'être une exception dans la nature; il représente simplement le stade embryonnaire le plus élevé que nous connaissions dans la croissance de l'Esprit sur Terre. D'un seul coup, l'Homme se trouvait situé sur un axe principal de l'Univers. Et voici que, par une généralisation presque nécessaire de cette première constatation, des perspectives plus vastes encore s'ouvraient devant moi. Si l'Homme est la clef de la Terre, pourquoi la Terre à son tour ne serait-elle pas la clef du Monde? Sur Terre nous constatons une augmentation constante «psychique » à travers le temps. Pourquoi cette grande règle ne serait-elle pas l'expression la plus générale que nous puissions atteindre de l'Évolution universelle? Une Évolution à base de Matière ne sauve pas l'Homme : car tous les déterminismes accumulés ne sauraient donner une ombre de liberté. En revanche une Évolution à base d'Esprit conserve toutes les lois constatées par la Physique, tout en menant directement à la Pensée : car une masse de libertés élémentaires en désordre équivaut à du déterminé. Elle sauve à la fois l'Homme et la Matière. Donc il faut l'adopter» (Comment je crois, vol. 10 des Oeuvres de Pierre Teilhard de Chardin, éd. du Seuil p.125-128).

Le moment où s’est imposée à lui que l’Évolution ne s’expliquait pas par la matière, mais par l’Esprit, il l’a ressenti comme une irruption en lui de l’Éternel. Aussi bien l’appelle-t-il « conversion ».

- Cela ne te rappelle-t-il rien, papa ?

- Comment ne me souviendrais-je pas de ce que j’ai moi aussi ressenti à Notre-Dame de Paris un certain après-midi de Noël 1886 - mon Dieu que j’étais jeune alors - dix-huit ans ! quand vous m’avez appelé par mon nom… et que vous êtes devenu Quelque tout à coup (Magnificat, dans Œuvre poétique, La Pléiade, p. 249) .

- Quelqu’un ! Papa. C’est exactement ce que Teilhard a compris l’instant précis où il a senti l’Esprit soulever le monde. Demande à un moniste…

- Je t’arrête tout de suite, papa. Qu’est-ce qu’un moniste ?

Est moniste celui qui pense que l’univers malgré la diversité des choses s’achève nécessairement dans quelque unité, tandis que les pluralistes ne dépassent pas ni ne cherchent à dépasser la perception du multiple. Ce dernier au fond renonce à donner une explication à la multiplicité. C’est ainsi, voilà tout, pense-t-il. Tu comprends que ce n’est pas mon point de vue. Et pour cause. Je ne peux pas m’imaginer que l’univers soit seulement une vaste puissance impersonnelle, dans laquelle iront se noyer nos personnalités. S’il y a irréversiblement de la vie en avant de nous, le vivant doit, à mon avis, culminer en quelqu’un, une Personne en qui nous nous trouvons nous-mêmes sur-personnalisés.. L’Esprit, tel qu’il m’est apparu, n’est n’est pas un fluide, un éther, une énergie, il est Quelqu’un, dit Teilhard quelques lignes plus loin » (ibid., p. 134-135). Il parle comme moi.

- Disons que vous et Teilhard vous parlez comme parle l’Apocalypse, quand Jean évoque la seconde vision qu’il eut au chapitre IV :

«Alors la voix que j’avais entendue au début, qui résonne comme une trompette, me dit : “Monte ici, je vais te montrer ce qui arrivera par la suite.” Aussitôt je suis saisi par l’Esprit et je vois dans le ciel un trône, et sur le trône quelqu’un est assis. L’éclat de celui qui siège fait penser à une pierre de jaspe ou de sardoine. Un arc-en-ciel couleur d’émeraude enveloppe le trône.»

Quelqu’un, tu entends, est assis sur le trône, non point le nirvana ni le néant, dont on en peut rien dire sinon qu’il est au-delà de ce qu’on pourrait en dire et qu’il est une personne, Quelqu’un qui s’offre à notre contemplation sur le visage du Christ, image du Dieu invisible, comme dit saint Paul (Col. 1, 15). Comment ne pas citer ici les mots inégalés de saint Irénée de Lyon : le Christ est la face visible du Père invisible, comme le Père est la face invisible du Fils visible.

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